Boussoles elles & eux
Jean Patou, et ce n'est pas tout
Il fut plus qu'un couturier. Un démiurge. Un Rouletabille fougueux et fonceur. Jean Patou, le couturier majeur des Années folles, fait l'objet d'un beau livre alors que la maison lance un nouveau parfum et réédite ceux qui forgèrent sa renommée.
TEXTE Pierre Léonforte
acré l'homme le plus élégant d'Europe, flambeur, inventeur du sportswear griffé, du chic balnéaire, du bronzage, du bleu portant son nom et du parfum le plus cher au monde, Jean Patou vécut à 140 km/h au volant de sa torpédo Farman, gagnant et dilapidant des fortunes. Des chapeaux verts au tapis vert, les paradoxes lui allaient bien au teint. Il vêtit Joséphine Baker, les Dolly Sisters, l'aviatrice Ruth Elder, l'héritière Mona Bismarck et la championne de tennis Suzanne Lenglen. Il réussit aussi à rendre présentable la dragonesque Elsa Maxwell, terreur de la haute société de l'entre-deux-guerres, qui fut son chien de garde, son attachée de presse, sa conseillère et qui décida du nom anglais d'un parfum de crise so french créé en 1930 à la seule attention des clientes américaines de la griffe : Joy.
Né en 1930, ce concentré de rose et de jasmin sera baptisé Joy en réponse à la crise de 1929. Jean Patou, à New York, en 1924. This concentrate of rose and jasmine was named Joy in defiant response to the Crash of 1929. Jean Patou in New York, 1924.
Séducteur, l'homme ne se maria jamais. On lui prêta moult aventures, notamment avec la princesse Nathalie Paley qui épousera son rival et ami, le couturier Lucien Lelong, et aussi avec la scandaleuse Louise Brooks qu'il habillera en 1928 dans Loulou, puis en 1930 dans Prix de beauté. Bien que couvrant Gloria Swanson, Pola Negri ou Mary Pickford de ses robes du soir et fourrures, Patou bouda le cinéma, refusant même d'ouvrir une boutique à Hollywood, mais ne se gênera pas pour engager en 1928 des mannequins américains recrutés par le grand Florenz Ziegfeld en personne ! Menant grand train, Jean Patou finira par y laisser sa veste. Ruiné, il vivait au George-V, où il mourut le 8 mars 1936 dans d'étranges conditions. Né en 1887, Jean Patou avait 49 ans. Après la Libération, c'est ironiquement vers une costumière de cinéma, la plus grande, que la maison Patou se tournera pour diriger la création : Rosine Delamare oeuvrera dès 1949 en curieux tandem avec le décorateur des élites Georges Geffroy. Leur succéderont Marc Bohan et Gérard Pipart l'un partira ensuite chez Dior, l'autre chez Nina Ricci – puis Mad Carpentier, Karl Lagerfeld à ses débuts, Michel Goma avec pour assistant Jean-Paul Gaultier, le Romain Angelo Tarlazzi et enfin Christian Lacroix, récompensé d'un Dé d'or en 1986, juste un an avant que la Maison n'arrête la couture. Resteront les parfums. Joy, 1000 et Sublime. De son vivant, Jean Patou avait dissocié la beauté de la mode. Bureau indépendant place de la Madeleine, distribution exclusive dans ses boutiques de Paris, Deauville et Biarritz où les fragrances comme les cosmétiques Sex Appeal et les rouges à lèvres Lift gainés Cartier faisaient un tabac. Lancés en 1925, les trois premiers parfums, Amour Amour, Que sais-je ? et Adieu Sagesse s'adressaient respectivement aux blondes, aux brunes et aux rousses. Ceux qui suivront firent l'événement : en 1936, Vacances s'inscrivait dans le sillage des congés payés ; en 1938 Colony évoquait l'Exposition coloniale. En 1935, Normandie était offert à chaque passagère 1re classe de la traversée inaugurale dudit paquebot. Enfoui dans les archives, ce patrimoine rejoue de ses sortilèges depuis octobre 2013 sous la houlette de Thomas Fontaine.
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© Archives Jean Patou/DR - Francis Hammond